La pandémie mondiale a propulsé le télétravail transfrontalier au centre des préoccupations des entreprises et des salariés. Cette nouvelle organisation du travail, où un salarié réside dans un pays tout en travaillant pour une entreprise située dans un autre, soulève des questions juridiques et fiscales complexes. Entre conventions bilatérales, règlements européens et législations nationales, les acteurs économiques doivent désormais maîtriser un enchevêtrement de règles parfois contradictoires. L’enjeu est de taille : déterminer quel droit du travail s’applique, quelle protection sociale couvre le salarié et où doivent être versés les impôts.
Cadre juridique applicable au télétravailleur transfrontalier
Le télétravail transfrontalier se situe à l’intersection de plusieurs ordres juridiques. En matière de droit du travail, le principe fondamental est celui énoncé par la Convention de Rome I : la loi applicable au contrat de travail est en principe celle choisie par les parties. Toutefois, ce choix ne peut priver le salarié des dispositions impératives du pays où il accomplit habituellement son travail.
Dans l’Union européenne, le Règlement 593/2008 (Rome I) précise que le télétravailleur bénéficie, malgré le choix contractuel, des dispositions impératives du pays où il exécute son travail. Ainsi, un salarié français travaillant depuis son domicile pour une entreprise allemande pourra invoquer certaines protections du code du travail français, même si son contrat est soumis au droit allemand.
Particularités des dispositions impératives
Les dispositions impératives concernent notamment :
- Les règles relatives à la santé et à la sécurité au travail
- La durée maximale du travail et les périodes minimales de repos
- Le salaire minimum légal
- Les protections contre le licenciement
La Cour de Justice de l’Union Européenne a progressivement affiné cette notion de lieu d’exécution habituel du travail. Dans l’arrêt Koelzsch (C-29/10), elle a considéré qu’il s’agit du lieu où le travailleur s’acquitte de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur. Pour le télétravailleur, ce lieu correspond généralement à son domicile.
Des accords spécifiques ont été conclus entre certains pays frontaliers pour faciliter ces situations. Par exemple, la France et la Suisse ont signé en mai 2023 un accord autorisant jusqu’à 40% du temps de travail en télétravail sans modification du rattachement social et fiscal. De même, la France et l’Allemagne ont conclu un accord similaire avec un seuil fixé à 25% du temps de travail.
La directive européenne 2019/1152 relative aux conditions de travail transparentes et prévisibles impose désormais aux employeurs d’informer précisément les télétravailleurs transfrontaliers sur leur statut juridique, facilitant ainsi la compréhension de leurs droits.
Régime de sécurité sociale : entre coordination et complexité
En matière de protection sociale, le principe directeur est celui de l’unicité de législation établi par le Règlement européen 883/2004. Ce texte fondamental vise à éviter qu’un travailleur soit soumis simultanément à plusieurs régimes de sécurité sociale ou, à l’inverse, ne bénéficie d’aucune couverture.
Selon ce règlement, le télétravailleur transfrontalier est normalement affilié au régime de sécurité sociale du pays où il exerce son activité physiquement, donc généralement son pays de résidence. Toutefois, une exception majeure existe : lorsque le télétravail représente moins de 25% du temps de travail, le salarié reste rattaché au régime du pays où se trouve son employeur.
La pandémie a conduit à des assouplissements temporaires de ces règles. De nombreux États membres ont convenu de ne pas modifier le rattachement social des télétravailleurs transfrontaliers contraints de travailler depuis leur domicile. Ces mesures exceptionnelles, initialement prévues jusqu’au 30 juin 2022, ont été prolongées dans plusieurs accords bilatéraux.
Le formulaire A1 : passeport de la sécurité sociale européenne
Le formulaire A1 constitue la pièce maîtresse du dispositif de coordination. Délivré par l’organisme de sécurité sociale compétent, il certifie la législation applicable au travailleur. Ce document s’impose aux institutions des autres États membres tant qu’il n’est pas retiré ou déclaré invalide par l’État émetteur, comme l’a confirmé la CJUE dans l’arrêt Altun (C-359/16).
Des règles spécifiques s’appliquent aux situations de pluriactivité, fréquentes dans le télétravail transfrontalier. Un salarié travaillant pour un seul employeur mais exerçant son activité dans plusieurs États membres (par exemple, en alternant présence au bureau et télétravail) relève de la législation de son État de résidence s’il y exerce une partie substantielle de son activité (au moins 25%).
La portabilité des droits sociaux constitue un autre enjeu majeur. Le règlement 883/2004 garantit la totalisation des périodes d’assurance, d’emploi ou de résidence accomplies dans différents États membres, permettant ainsi de préserver les droits à prestations des télétravailleurs mobiles.
Enfin, l’Autorité européenne du travail, créée en 2019, joue un rôle croissant dans la coordination des systèmes nationaux de sécurité sociale et dans l’information des télétravailleurs transfrontaliers sur leurs droits.
Imposition des revenus : éviter la double taxation
La fiscalité du télétravail transfrontalier repose principalement sur les conventions fiscales bilatérales conclues entre États pour éviter les doubles impositions. Ces conventions, généralement inspirées du modèle OCDE, déterminent quel État a le droit d’imposer les revenus professionnels.
Le principe général, énoncé à l’article 15 du modèle OCDE, est celui de l’imposition dans l’État où l’activité est physiquement exercée. Pour le télétravailleur, cela signifie une imposition dans son État de résidence pour les jours télétravaillés, et dans l’État où se trouve l’employeur pour les jours de présence physique dans les locaux de l’entreprise.
Cette répartition peut conduire à une complexification administrative considérable. Pour l’atténuer, certains États frontaliers ont conclu des accords amiables fixant des seuils de tolérance. Par exemple :
- L’accord franco-belge autorise jusqu’à 34 jours de télétravail par an sans modifier le lieu d’imposition
- L’accord franco-allemand prévoit un seuil de 29 jours
- L’accord franco-luxembourgeois établit une limite de 34 jours
La crise sanitaire a provoqué la conclusion d’accords temporaires plus souples. Ces accords, initialement prévus pour la période de confinement, ont été régulièrement prolongés avant un retour progressif aux règles conventionnelles ordinaires.
Au-delà des revenus salariaux, le télétravail transfrontalier soulève la question de l’établissement stable. Un télétravailleur exerçant des fonctions décisionnelles pourrait, dans certains cas, constituer un établissement stable de son employeur étranger, entraînant des obligations fiscales supplémentaires pour l’entreprise dans le pays de résidence du salarié.
La retenue à la source constitue souvent le mode de prélèvement privilégié dans ces situations. L’employeur doit alors se conformer aux obligations déclaratives et de prélèvement dans chacun des pays concernés, ce qui représente une charge administrative non négligeable.
Risques et responsabilités pour les employeurs
Les employeurs autorisant le télétravail transfrontalier s’exposent à de multiples risques juridiques qu’ils doivent anticiper et gérer méthodiquement. Le premier risque concerne la création involontaire d’un établissement permanent dans le pays de résidence du télétravailleur, entraînant des obligations fiscales et déclaratives étendues.
Cette qualification dépend de plusieurs facteurs : la nature des fonctions exercées par le salarié, son niveau d’autonomie, sa capacité à engager l’entreprise, et la permanence de l’arrangement. Un cadre dirigeant travaillant exclusivement depuis son domicile à l’étranger présente un risque élevé de qualification d’établissement permanent, contrairement à un employé exerçant des fonctions support sans pouvoir décisionnel.
En matière de droit du travail, l’employeur doit respecter les obligations locales du pays où le télétravail est exercé, particulièrement concernant la santé et la sécurité. L’arrêt de la Cour de cassation française du 28 février 2018 (n°16-19.917) a confirmé que l’obligation de sécurité s’étend au domicile du télétravailleur, imposant à l’employeur une vigilance accrue.
Stratégies d’atténuation des risques
Pour sécuriser le télétravail transfrontalier, plusieurs mesures préventives s’imposent :
La rédaction d’un avenant spécifique au contrat de travail est indispensable. Ce document doit préciser la loi applicable, les conditions du télétravail, les horaires, et les modalités de contrôle du temps de travail. Il doit mentionner explicitement le caractère temporaire ou permanent de l’arrangement et fixer des limites claires au pouvoir de représentation du salarié.
La mise en place d’un système de suivi des jours télétravaillés permet de respecter les seuils conventionnels et de documenter précisément la répartition de l’activité entre les différents pays. Cette traçabilité constitue une protection précieuse en cas de contrôle fiscal ou social.
La vérification régulière de la conformité des installations du télétravailleur aux normes de santé et sécurité locales est recommandée, de même que la souscription d’assurances adaptées couvrant les accidents du travail au domicile du salarié.
Enfin, la formation des équipes RH et des managers aux spécificités du télétravail transfrontalier permet d’identifier rapidement les situations à risque et d’y apporter des réponses appropriées.
L’harmonisation européenne : un chantier en construction
Face à la multiplication des situations de télétravail transfrontalier, l’Union européenne s’efforce de construire un cadre plus cohérent et prévisible. Cette démarche d’harmonisation se heurte néanmoins à la compétence limitée de l’UE en matière fiscale et de droit du travail, domaines où la souveraineté des États membres reste prédominante.
La Commission européenne a publié en février 2023 une communication intitulée « Améliorer les conditions du télétravail transfrontalier dans l’UE », proposant une série de recommandations non contraignantes. Ce document encourage les États membres à conclure des accords bilatéraux harmonisés et à relever les seuils de tolérance en matière fiscale et sociale.
Le Parlement européen a adopté en mars 2023 une résolution appelant à une meilleure coordination des règles applicables au télétravail transfrontalier. Cette résolution souligne la nécessité d’une approche commune en matière de sécurité sociale et propose la création d’un « statut européen du télétravailleur transfrontalier ».
La jurisprudence de la CJUE joue un rôle majeur dans cette harmonisation progressive. Dans l’arrêt FD et FE (C-168/20) du 15 juillet 2021, la Cour a précisé les critères de détermination de la législation applicable en matière de sécurité sociale pour les télétravailleurs exerçant dans plusieurs États membres.
Vers un cadre européen intégré
Plusieurs initiatives concrètes témoignent de cette dynamique d’harmonisation :
Le projet de carte européenne de sécurité sociale numérique, annoncé dans le plan d’action pour le socle européen des droits sociaux, vise à faciliter la portabilité des droits sociaux des travailleurs mobiles, y compris les télétravailleurs transfrontaliers.
Le renforcement du réseau EURES (portail européen sur la mobilité de l’emploi) offre désormais des informations ciblées sur le télétravail transfrontalier, permettant aux travailleurs et aux employeurs de mieux comprendre leurs droits et obligations.
La directive sur les salaires minimaux adoptée en 2022 contribue indirectement à l’harmonisation des conditions de travail des télétravailleurs transfrontaliers, en réduisant les écarts de rémunération entre États membres.
Malgré ces avancées, des obstacles structurels demeurent. L’exigence d’unanimité en matière fiscale freine l’adoption de règles communes, tandis que la diversité des systèmes sociaux complique leur coordination. La pandémie a néanmoins démontré la capacité des États membres à trouver rapidement des solutions pragmatiques face à l’urgence, ouvrant peut-être la voie à une intégration plus poussée dans ce domaine.
Le télétravail transfrontalier, initialement perçu comme une exception, s’inscrit désormais dans la durée. Son encadrement juridique, fiscal et social constitue un laboratoire fascinant de l’intégration européenne, où se dessinent les contours d’un marché du travail véritablement unifié, dépassant les frontières physiques tout en respectant les spécificités nationales.
