La Non-Convocation du Mis en Examen : Un Risque Majeur de Partialité dans l’Information Judiciaire

La procédure pénale française repose sur un équilibre fragile entre les pouvoirs du juge d’instruction et les droits de la défense. Au cœur de cette dynamique, la question de la non-convocation du mis en examen soulève des interrogations fondamentales quant à l’impartialité de l’information judiciaire. Cette problématique, loin d’être purement théorique, affecte quotidiennement le fonctionnement de notre justice, créant des situations où la recherche de la vérité peut être compromise par des vices procéduraux. Les conséquences d’une telle omission dépassent le simple cadre technique pour toucher aux principes fondamentaux du procès équitable, pilier de notre État de droit.

Les Fondements Juridiques de l’Obligation de Convocation

L’obligation de convoquer le mis en examen s’enracine dans des principes juridiques fondamentaux qui structurent notre droit pénal. Le Code de procédure pénale, dans son article 114, établit clairement cette exigence en disposant que « les parties ne peuvent être entendues, interrogées ou confrontées, à moins qu’elles n’y renoncent expressément, qu’en présence de leurs avocats ou ces derniers dûment appelés ». Cette disposition n’est pas une simple formalité mais constitue la traduction concrète du principe du contradictoire, pierre angulaire de notre système judiciaire.

La Cour de cassation a régulièrement rappelé l’importance de cette obligation. Dans un arrêt du 15 juin 2016 (Crim. 15 juin 2016, n°15-86.043), la Haute juridiction a invalidé une procédure où le mis en examen n’avait pas été convoqué à une reconstitution, considérant qu’il s’agissait d’une atteinte aux droits de la défense. Cette jurisprudence constante démontre que la convocation n’est pas une option laissée à la discrétion du magistrat instructeur mais une nécessité procédurale absolue.

Sur le plan supranational, la Convention européenne des droits de l’homme, en son article 6, garantit le droit à un procès équitable. La Cour européenne des droits de l’homme interprète cette disposition comme incluant le droit pour tout accusé de participer effectivement à sa défense. L’arrêt Poitrimol contre France du 23 novembre 1993 illustre cette exigence en condamnant les procédures qui ne permettent pas une participation effective de l’accusé.

Le Conseil constitutionnel a lui-même consacré cette obligation dans sa décision n°2011-125 QPC du 6 mai 2011, en rattachant le respect des droits de la défense aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Cette reconnaissance au plus haut niveau normatif témoigne de l’importance capitale de cette garantie procédurale.

Les exceptions légitimes à l’obligation de convocation

Il existe néanmoins quelques exceptions strictement encadrées à cette obligation. Le Code de procédure pénale prévoit notamment:

  • L’urgence justifiée par un péril imminent pour les preuves ou les personnes
  • La renonciation expresse et non équivoque du mis en examen
  • L’impossibilité matérielle avérée de procéder à la convocation

Ces dérogations doivent être interprétées restrictivement et ne peuvent constituer une échappatoire systématique à l’obligation de convocation. Elles représentent des soupapes de sécurité dans des situations exceptionnelles, mais ne remettent nullement en cause le principe général.

Les Manifestations Concrètes de la Partialité par Omission

La non-convocation du mis en examen se manifeste sous diverses formes dans la pratique judiciaire, chacune révélant un aspect particulier de la partialité potentielle de l’information. La forme la plus évidente concerne les actes d’instruction décisifs réalisés en l’absence du mis en examen ou de son conseil. Il peut s’agir d’auditions de témoins clés, d’expertises techniques déterminantes ou de reconstitutions sur les lieux des faits présumés. L’arrêt de la Chambre criminelle du 14 octobre 2009 (n°09-82.082) a justement sanctionné une expertise réalisée sans que la défense n’ait été mise en mesure d’y participer ou de formuler des observations.

Une autre manifestation problématique concerne les confrontations partielles. Dans certains dossiers, le juge d’instruction organise des confrontations entre certains protagonistes tout en excluant le mis en examen, créant ainsi un déséquilibre informationnel préjudiciable. Cette pratique a été condamnée par la Cour de cassation dans son arrêt du 7 avril 2010 (n°09-88.651) qui rappelle que toute confrontation touchant aux faits reprochés doit se dérouler en présence du mis en examen ou après sa convocation régulière.

Les commissions rogatoires constituent un terrain particulièrement propice à ces omissions. Lorsque le juge délègue ses pouvoirs aux services d’enquête, le contrôle sur le respect des droits de la défense peut se diluer. Des auditions déterminantes sont parfois réalisées sans que le mis en examen n’en soit informé, créant un corpus à charge sans possibilité de contradiction immédiate. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs émis des réserves sur cette pratique dans sa décision du 11 août 1993, soulignant que la délégation de pouvoirs ne peut jamais dispenser du respect des principes fondamentaux de la procédure pénale.

La question des scellés et de leur exploitation illustre également cette problématique. Des analyses techniques ou scientifiques sont parfois ordonnées sur des éléments placés sous scellés sans que la défense ne soit mise en mesure de proposer ses propres questionnements ou orientations d’expertise. Cette situation crée un déséquilibre cognitif majeur dans le dossier, les éléments à charge étant exploités prioritairement par rapport aux pistes alternatives que pourrait suggérer la défense.

L’asymétrie informationnelle comme symptôme

Ces différentes manifestations révèlent toutes une asymétrie informationnelle structurelle qui favorise l’accusation au détriment de la défense. Cette asymétrie n’est pas seulement une question d’équité procédurale mais touche à la fiabilité même de la vérité judiciaire produite. Une information incomplète ou orientée conduit nécessairement à des conclusions biaisées, compromettant l’objectif premier de la justice pénale: établir la vérité des faits.

  • Déséquilibre dans l’accès aux témoins et aux preuves
  • Impossibilité de contester en temps réel les éléments à charge
  • Cristallisation prématurée des thèses accusatoires

Les Conséquences Juridiques de la Non-Convocation

La non-convocation du mis en examen entraîne des répercussions juridiques substantielles qui peuvent affecter l’ensemble de la procédure pénale. La conséquence la plus directe réside dans la nullité des actes d’instruction concernés. L’article 171 du Code de procédure pénale prévoit expressément cette sanction lorsqu’il y a eu violation des droits de la défense. Cette nullité n’est pas simplement théorique; elle implique que l’acte concerné soit retiré du dossier et que les éléments qui en découlent ne puissent plus être utilisés pour fonder une décision judiciaire.

La jurisprudence de la Chambre criminelle a progressivement affiné les conditions d’application de cette nullité. Dans son arrêt du 20 septembre 2016 (n°16-82.650), elle précise que la nullité s’applique non seulement à l’acte irrégulier mais s’étend à tous les actes subséquents dont il constitue le support nécessaire. Cette règle de « l’effet domino » peut conduire à l’annulation de pans entiers d’une information judiciaire, compromettant parfois irrémédiablement les poursuites engagées.

Au-delà des nullités ponctuelles, la non-convocation systématique peut entraîner une requalification juridique de la situation du mis en examen. La Cour de cassation, dans son arrêt du 11 juillet 2017 (n°17-80.313), a considéré qu’une mise à l’écart prolongée du mis en examen pouvait s’analyser comme une violation du délai raisonnable protégé par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette requalification peut conduire à une remise en liberté obligatoire pour les personnes détenues provisoirement ou à un non-lieu partiel ou total.

Sur le plan des voies de recours, la non-convocation ouvre droit à plusieurs mécanismes correctifs. Le mis en examen peut saisir la Chambre de l’instruction par le biais d’une requête en nullité (article 173 du CPP), solliciter un référé-liberté devant le premier président de la Cour d’appel, ou encore adresser une requête directe au président de la Chambre de l’instruction sur le fondement de l’article 221-1 du CPP pour dénoncer un dysfonctionnement manifeste de l’information.

L’impact sur la force probante des éléments recueillis

Au-delà des aspects purement procéduraux, la non-convocation affecte profondément la force probante des éléments recueillis. Un témoignage obtenu hors la présence du mis en examen, même s’il n’est pas formellement annulé, perd considérablement de sa valeur démonstrative. Les juges du fond sont de plus en plus sensibles à cette dimension qualitative de la preuve, accordant un poids moindre aux éléments n’ayant pas été soumis au contradictoire dès leur recueil.

Cette dévaluation probatoire s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle plus large de la Cour européenne des droits de l’homme qui, depuis l’arrêt Schatschaschwili c. Allemagne du 15 décembre 2015, exige que les preuves déterminantes aient été soumises à un débat contradictoire effectif pour pouvoir fonder une condamnation. Cette exigence transforme la non-convocation du mis en examen d’un simple vice de forme en un obstacle potentiellement insurmontable pour l’accusation.

L’Analyse Jurisprudentielle : Évolutions et Tendances

L’étude de la jurisprudence relative à la non-convocation du mis en examen révèle une évolution significative vers un renforcement des garanties procédurales. Cette évolution n’a pas été linéaire mais s’est construite par strates successives, reflétant les tensions entre efficacité judiciaire et protection des droits fondamentaux. La Chambre criminelle a longtemps adopté une approche formaliste, considérant que la nullité n’était encourue qu’en cas de grief démontré. Cette position restrictive s’illustre dans l’arrêt du 17 septembre 2003 (n°03-82.293) où la Cour considérait que « l’irrégularité de la convocation n’entraîne la nullité de l’acte que si elle a eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne ».

Un tournant majeur s’est opéré avec l’arrêt de la Chambre criminelle du 4 novembre 2010 (n°10-85.658) qui a consacré la théorie des « nullités d’ordre public ». Selon cette nouvelle approche, certaines violations, notamment celles touchant au contradictoire, sont présumées porter atteinte aux droits de la défense sans qu’il soit nécessaire de démontrer un grief spécifique. Cette évolution a considérablement facilité l’invocation des nullités pour non-convocation, renforçant l’effectivité de cette garantie procédurale.

La Cour européenne des droits de l’homme a joué un rôle catalyseur dans cette évolution. L’arrêt Dayanan contre Turquie du 13 octobre 2009 a posé le principe selon lequel « l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil » dès les premiers stades de la procédure. Cette jurisprudence a contraint les juridictions nationales à réévaluer leurs standards en matière de participation effective de la défense.

Plus récemment, l’arrêt de la Chambre criminelle du 9 avril 2019 (n°18-84.842) a marqué une nouvelle avancée en considérant que « la présence de l’avocat du mis en examen lors d’un acte d’instruction ne dispense pas le juge de convoquer régulièrement ce dernier ». Cette décision rompt avec une jurisprudence antérieure qui tendait à considérer que la présence de l’avocat suffisait à garantir les droits de la défense, reconnaissant désormais le caractère personnel et irréductible du droit du mis en examen à participer à sa propre défense.

Les divergences d’interprétation entre juridictions

Malgré cette tendance générale au renforcement des garanties, des divergences d’interprétation persistent entre les différentes juridictions. Les Chambres de l’instruction adoptent des positions variables selon les ressorts, certaines privilégiant une approche restrictive des nullités pour préserver l’efficacité des enquêtes, d’autres s’alignant plus strictement sur les standards européens. Cette hétérogénéité crée une forme d’insécurité juridique préjudiciable tant aux mis en examen qu’à la cohérence globale du système judiciaire.

  • Approche restrictive: exigence d’un grief démontré et concret
  • Approche intermédiaire: présomption de grief pour certains actes déterminants
  • Approche extensive: nullité systématique en cas de non-convocation

Ces divergences reflètent des conceptions différentes de l’équilibre à trouver entre les nécessités de l’instruction et les droits de la défense, illustrant les tensions inhérentes à notre modèle procédural mixte, à mi-chemin entre tradition inquisitoire et influences accusatoires.

Vers une Réforme Nécessaire du Cadre Procédural

Face aux problématiques récurrentes liées à la non-convocation du mis en examen, une refonte du cadre procédural apparaît inévitable pour garantir l’impartialité effective de l’information judiciaire. Plusieurs pistes de réforme méritent d’être explorées, tant au niveau législatif que pratique. La première orientation consisterait à renforcer le formalisme des convocations en imposant des délais plus stricts et des modalités plus sécurisées. Le système actuel, qui permet dans certains cas des convocations par simple lettre, n’offre pas de garanties suffisantes quant à la réception effective par le mis en examen.

Une réforme substantielle pourrait introduire un mécanisme de certification électronique des convocations, assorti d’un accusé de réception numérique, permettant de tracer précisément les notifications et d’éviter les contestations ultérieures. Ce système, déjà expérimenté dans certaines juridictions pilotes, a démontré son efficacité pour réduire les incidents procéduraux liés aux défauts de convocation.

Au-delà des aspects techniques, une révision plus profonde du Code de procédure pénale pourrait consister à instaurer une nullité de plein droit pour tout acte d’instruction substantiel réalisé sans convocation régulière du mis en examen. Cette évolution législative alignerait notre droit interne sur les standards européens les plus exigeants et créerait une incitation forte pour les magistrats instructeurs à respecter scrupuleusement cette obligation.

La question de l’enregistrement systématique des actes d’instruction constitue une autre piste prometteuse. En imposant la captation audiovisuelle de toutes les auditions et confrontations, on créerait un moyen objectif de vérifier ultérieurement les conditions dans lesquelles ces actes ont été réalisés. Cette transparence accrue permettrait de détecter plus facilement les cas où le contradictoire n’a pas été respecté et renforcerait la confiance dans l’institution judiciaire.

Le rôle renforcé du juge des libertés et de la détention

Une réforme ambitieuse pourrait également consister à confier au juge des libertés et de la détention (JLD) un rôle de garant du contradictoire tout au long de la procédure. Actuellement limité principalement aux questions de détention provisoire, le JLD pourrait voir ses prérogatives étendues au contrôle régulier du respect des droits de la défense dans l’information judiciaire. Cette supervision par un magistrat indépendant du dossier constituerait un garde-fou efficace contre les dérives potentielles.

Ce renforcement du rôle du JLD s’inscrirait dans une tendance plus large à la collégialité des décisions en matière pénale. L’expérience a montré que les décisions collégiales sont généralement moins sujettes aux biais cognitifs et offrent davantage de garanties d’impartialité. La création de pôles d’instruction collégiaux, évoquée lors des travaux préparatoires à la loi du 5 mars 2007 mais jamais pleinement mise en œuvre, pourrait être réactivée dans cette perspective.

  • Formalisme renforcé des convocations avec certification électronique
  • Nullité de plein droit pour les actes substantiels sans convocation
  • Enregistrement systématique des actes d’instruction
  • Extension des prérogatives du juge des libertés et de la détention
  • Développement de la collégialité dans l’instruction

L’Impératif d’Équilibre entre Efficacité et Droits Fondamentaux

La question de la non-convocation du mis en examen et de la partialité de l’information qu’elle engendre s’inscrit dans une problématique plus large: celle de l’équilibre à trouver entre l’efficacité des investigations et le respect des droits fondamentaux. Cet équilibre délicat constitue l’essence même d’un système judiciaire démocratique. La justice pénale moderne se trouve confrontée à des exigences apparemment contradictoires: d’un côté, répondre efficacement aux attentes sociales de répression des comportements délictueux; de l’autre, garantir scrupuleusement les droits de chaque personne mise en cause.

La tentation peut être grande, face à des affaires complexes ou médiatisées, de privilégier l’efficacité à court terme au détriment des garanties procédurales. Pourtant, l’expérience démontre que les procédures bâclées ou entachées d’irrégularités conduisent souvent à des échecs judiciaires retentissants, préjudiciables tant aux victimes qu’à la crédibilité de l’institution. L’affaire Outreau reste à cet égard emblématique des dérives possibles d’une instruction insuffisamment contradictoire.

À l’inverse, un formalisme excessif peut paralyser l’action judiciaire et entraver la manifestation de la vérité. Certains magistrats s’inquiètent légitimement d’une procéduralisation croissante qui transformerait l’instruction en un parcours d’obstacles techniques, détournant l’attention de la recherche des preuves. Cette préoccupation mérite d’être entendue, mais elle ne saurait justifier des atteintes aux principes fondamentaux du procès équitable.

La solution réside probablement dans une approche différenciée selon la nature et l’importance des actes d’instruction. La Cour européenne des droits de l’homme elle-même reconnaît que l’intensité des garanties procédurales peut varier selon le stade de la procédure et la gravité des mesures envisagées. Cette modulation permettrait de concilier efficacité et protection des droits en adaptant les formalités aux enjeux réels de chaque acte.

La formation des acteurs judiciaires comme levier de changement

Au-delà des réformes structurelles, la formation des magistrats instructeurs et des officiers de police judiciaire constitue un levier essentiel pour faire évoluer les pratiques. Une sensibilisation accrue aux enjeux du contradictoire et à l’importance de la convocation du mis en examen permettrait de prévenir de nombreuses irrégularités. Cette formation devrait insister sur le fait que le respect scrupuleux des droits de la défense n’est pas un obstacle à la manifestation de la vérité mais, au contraire, une condition de sa fiabilité.

Les avocats ont également un rôle crucial à jouer dans cette dynamique. Une défense plus proactive, intervenant dès les premiers stades de la procédure pour vérifier la régularité des convocations et contester immédiatement les irrégularités constatées, contribuerait à prévenir la cristallisation de situations préjudiciables. Cette vigilance suppose une formation continue aux évolutions jurisprudentielles et une connaissance approfondie des mécanismes procéduraux.

  • Formation spécifique des magistrats aux enjeux du contradictoire
  • Sensibilisation des officiers de police judiciaire aux risques de nullité
  • Développement d’une culture de la défense proactive

L’équilibre entre efficacité et droits fondamentaux n’est pas un état statique mais un processus dynamique, qui se reconfigure constamment au gré des évolutions sociales, technologiques et normatives. La non-convocation du mis en examen constitue un révélateur particulièrement éclairant de ces tensions inhérentes à notre système judiciaire, et les solutions apportées à cette problématique spécifique dessineront en filigrane le visage de notre justice pénale de demain.